Les lames de bois d’un parquet flottant ne sont pas fixées au sol mais simplement assemblées entre elles par rainures et languettes. Elles remplacent les planchers traditionnels en bois massif dont elles imitent l’aspect en masquant les sols d’origine, jugés démodés par les propriétaires des lieux. De mauvaises qualités, elles se désagrègent au bout de quelques années. Accotées les unes sur les autres aux murs des immeubles, elles recomposent une alternance de strates, dépôts successifs de matériaux emblématiques de notre société de consommation. Elles subiront un phénomène d’érosion sur les trottoirs des villes pour constituer des « monstres », des créatures fantastiques, tout un Monde flottant.1
Stéfan Tulépo utilise des objets d’usage courant, produits en grande série, promis à l’abandon, à la destruction ou à la désagrégation. Ils évoquent une archéologie contemporaine, un mode de vie, une esthétique. Ils sont la matière première de ses compositions. Il en exploite leurs qualités plastiques, leurs résistances, leurs rugosités, les transforme par une intervention mécanique ou artisanale, par frottage, striures ou perçage…
La porte en bois, l’ovale en bois mélaminé, dentelé et la planche à pain de la série Grattage, sauvées de la destruction, glanées au hasard de voyages, deviennent les trésors d’une pêche miraculeuse. En frottant ou en gravant la surface de ces objets, il révèle, au sens photographique, le paysage dans lequel ils ont été prélevés.
Stéfan Tulépo vient de l’image, de la sculpture et de la photographie. Ces trois pratiques s’alimentent et se jouent les unes des autres dans un va-et-vient ludique et poétique. Toutes ses images se construisent en relation avec d’autres, par ricochet. Elles produisent des enchaînements d’idées, des glissements de sens, des analogies… Continental, condense cultures populaires et traditions ancestrales, confronte l’artisanat et l’industriel. Pneu sculpté dans des strates de pierres bleues, il se présente comme la légende d’Ourlet double, deux photographies glissées dos à dos dans l’interstice d’un double vitrage.
Division de joie, cinq assiettes divisées en deux. La ligne de brisure met à nu la porosité de la faïence. Le doigt qui suit l’oscillation de la tranche, ressent la rugosité du centre, le froid et le lisse du glacis sur le bord extérieur. Les unes placées devant les autres, à intervalles réguliers, elles recomposent le décor minéral d’un théâtre en miniature. Qu’il est bo, cache-siphon et lavabo en faïence industrielle, couché sur un socle en bois calciné a été découpé à coup de meuleuse électrique. Il est une architecture, un paysage raviné, pétrifié comme une roche métamorphique. Ces artefacts reproduisent le phénomène d’érosion provoqué par le vent, la pluie et toutes les modifications de la croûte terrestre.
Parfois, Stéfan Tulépo ravive une relation affective, un souvenir d’enfance, le moment heureux de la découverte de l’objet abandonné, glané au bord d’une mer bretonne ou transformé par les reflux des marées. Il a le goût des images culturelles chargées d’un puissant affect qui vagabondent d’objet en objet et que les gens se réapproprient, créant ainsi, une mythologie collective.
Il collecte des images pour les répertorier en séries, sans cesse complétées et chacune nourrie de nouvelles pistes. Il définit des liens de parenté entre elles en adoptant un système sans hiérarchie et sans aucune distinction esthétique, culturelle ou géographique, inspiré par les classifications de l’historien Aby Warburg. Chaque image est le résultat de mouvements sédimentés et cristallisés, ainsi, les ouvrages de paléontologie et de géologie se situent dans les mêmes rayonnages que les ouvrages consacrés à la mémoire du geste et à l’inconscient.2
Son environnement est son terrain d’expérimentations. Il y puise son inspiration. Ses interventions extérieures naissent d’un désir attentionné envers des lieux banals et temporairement abandonnés, des non-lieux qu’il réanime par une action artistique en nous restituant leur noblesse.
Ainsi, Stéfan Tulépo avait photographié il y a quelques années, un mur au Maroc puis, l’a précieusement conservé dans sa collection d’images. Le doigt de l’artisan avait tracé dans la chaux rouge les lignes horizontales et verticales des joints qui dessinaient l’illusion d’un parement de briques. Mur central, tente de reproduire ce trompe l’œil sur la tranche d’une butte de terre et de gravats d’un terrain vague à Bruxelles. Le glissement de « terrain » et d’image opère.
Chez Stéfan Tulépo, le travail se construit par une idée à travers une action, la plus simple possible, pour signaler la nature fragile des choses. L’artiste admire le travail organique des vers de vase capables en se déplaçant d’ingérer le sable, de le transformer pour en excréter un composant enrichi : « ces lacets de sédiments humides, bas-relief naturel, naissent d’un cycle vertueux. Ils incarneraient le processus créatif idéal ».3
2. G. Didi-Huberman, L’image survivante, Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg.
3. Dixit Stéfan Tulépo